Quand je rentrais chez moi Il était assis là Sur son vieux rocking-chair À regarder mourir le temps Il avait de longs cheveux blancs
Et la peau bronzée mon grand-père
Pourtant, il se taisait tout l’temps Il parlait pas, il bougeait pas Papa me disait qu’autrefois Il était révolutionnaire Pour ça qu’on l’appelait l’vieil anar Il avait tout l’air d’un clochard Il était beau sous sa crinière
Et puis comme ça de temps en temps Quand il souriait de ses fausses dents En balançant son rocking-chair Même qu’il réponde pas aux questions J’lui disais " Camarade grand-père C’est quand dis la révolution ? "
Il répondait jamais
Il restait là muet Sur son vieux rocking-chair Allant de midi à minuit Comme s’il était mort d’être en vie Sans jamais cligner des paupières
Moi, je l’voyais depuis tout petit J’comprenais pas, je savais pas Pourquoi il restait là comme ça Sourd et muet sous sa crinière Alors, je lui jouais au piano Ou j’lui mettais sur le phono De vieux airs révolutionnaires
Et puis comme ça de temps en temps Quand il souriait de ses fausses dents En balançant son rocking-chair Même qu’il réponde pas aux questions
J’lui disais " Camarade grand-père C’est quand dis la révolution ? "
Et puis, et puis sans l’faire exprès Je l’ai suivi de près Du côté d’la vieillesse Même si j’avais que mes vingt ans Je me sentais plus vieux pourtant Que tous les objets de la pièce
À force de rester dans mon coin Tout seul, sans parents, sans copains Sans pouvoir blottir mon chagrin Contre plus chaud qu’un mur de pierre À force de pas savoir pourquoi La vie me tenait tellement froid Je restais tout près de lui pour me taire
Et c’est comme ça que je l’ai vu Un soir que j’avais rien prévu Sauter par dessus la fenêtre Et puis courir dans le jardin En poussant des cris de gamins Des cris d’enfant qui vient de naître
Il est monté sur le tilleul Et il s’est planté là tout seul Le poing levé jusqu’aux étoiles En souriant de ses fausses dents Tout ce qu’il gardait en dedans De ce silence sans escale
Et là, les yeux au fond des cieux Il a engueulé le Bon Dieu Comme on gueule après un patron Cheveux au vent, beau, comme un vieux
Il criait " Camarade Bon Dieu C’est quand dis la révolution ? "
Jusqu’au lever du soleil Il a tendu l’oreille Perché là dans les airs Comme si le Bon Dieu répondait À la question que j’lui posais En balançant son rocking-chair
Et puis son sourire est tombé Comme étaient tombées toutes ses dents Et puis comme ça tout doucement Il s’est laissé tomber par terre Moi, j’ai rien dit, je l’ai serré J’ai fermé ses yeux sans pleurer En lui caressant la crinière
Et puis comme ça quelques temps après Sans rien savoir de son secret J’ai fait enterrer mon grand-père Maintenant je me pose plus de questions Et le Bon Dieu peut bien se taire Je la ferai, moi, sa révolution