J´étais en pleine enfance Quand arrivèrent les jongleurs Ceux dont l´état civil s´inscrit Dans une ville d´Italie Turin, Gênes, Florence
Ou dans une mairie du Midi de la France Sète, Martigues, Villefranche Car ceux qui naissent au cirque Y grandissent, s´y marient, s´y brisent Sont obligés, pour poursuivre leur route D´accomplir partout les plus basses des formalités de police J´étais en pleine enfance Quand arrivèrent les jongleurs
Ils étaient par deux Par familles entières Ils avaient des cousins viennois Mais par peur de la ville Ne quittaient jamais leur grand ciel de toile Toujours en défaut de leur identité De leur métier sans métier De leurs yeux brillants, de leurs cheveux bouclés
Que s´établissait partout la crainte chez les épiciers
Mes parents étaient bons Je ne les aurais jamais quittés Sans ces grandes affiches Pleines de belles lettres rouges Mais, qui lève un pan de la toile Et s´y glisse un seul instant S´y perd à jamais S´y perd pour toujours
Et moi J´étais en pleine enfance Quand arrivèrent les jongleurs J´ai embarqué de nuit au Havre Sur un cargo hollandais Avec les cages des fauves
Les frères dresseurs, l´homme-canon Celui qui se jetait là-haut dans les étoiles Et avec les nains féroces et toujours pardonnés Les garçons de piste, les comptables Les chauffeurs maltais tout en muscles et en querelles Sans femme mais avec leurs cartes et leurs dés Et tous me cachèrent Quand les gendarmes des docks Firent la tournée des cales J´étais libre {x3} Mais j´étais l´assassin d´un père Et d´une mère D´une mère
J´avais douze ans L´âge où l´on a tout à grandir À se plier, à s´équilibrer
À se rompre sur des tapis usés Une corde de chanvre passée en travers de la taille Jeté en l´air comme une balle de son Comme un ballon Regardé par les chiens, les chevaux Toutes espèces d´animaux Sous les rires violents des clowns Les jarrets fouettés par la baguette De celui qu´un saut ancien Avait fait crier de terreur La troupe entière et les spectateurs
Devant les populations des villes et des campagnes J´ai la parade, j´ai ameuté les gens Partout à la fois, servant à tous J´ai distribué les pauvres billets de faveur
Et payé en dernier Sans cesse menacé d´abandon J´ai quand même suivi J´ai suivi J´étais enfin du cirque !
Dans nos quartiers d´hiver Quand nous refaisions les peintures Sur les barreaux des cages Et les numéros des banquettes J´ai essayé, le soir, de me faire aimer De solitaires serveuses De placeuses de cinéma D´employées de ferme Écouteuses de juke-box Émerveillées de ma vie Moi qui voyais tant de pays Tant de patries
Moi qui étais du cirque
C´est des années après que je suis revenu Un couple d´instituteurs Logeait au quarante-et-un de ma rue Sur ce quatrième étage La porte à gauche J´ai sonné chez eux car c´était chez nous Mes vieux m´avaient laissé leur armoire Un peu de vaisselle Leur photo de mariage Prise devant la mairie du sixième Alors là, devant ces gens J´ai pleuré Comme pleurent les malfaiteurs devant les agents Et puis, j´ai donné l´armoire,la vaisselle J´ai mis la photo là, sur mon cœur J´ai oublié mon pays
Son histoire, ses fleuves, ses rois, sa gloire Et j´ai attendu au bout de la ville Qu´un cirque vienne à passer Qu´un cirque vienne pour m´emporter Et une nuit comme n´importe quelle nuit Un cirque est passé, un cirque est passé Et pour toujours il m´a emporté !