Au moment de la veillée, Une vieille de cent ans Qui fichait sa quenouillée Nous a dit : "Mes chers enfants , Tout grands garçons quez vous êtes,
J’ai fait vos premiers habits ; J’ai filé les chemisettes De tous les gâs du pays.
"Ma joue, autrefois rosée, "Sous la chandelle a pâli "Pour que la jeune Epousée "Ait des draps fins dans son lit ; Sans aller dans les églises, "Chez moi je priais tout bas "Tout en filant des chemises "Pour ceux qui n´en avaient pas.
"Si je filai les Dimanches "Dieu n´en sera point fâché, "Car j´ai fait des nappes blanches "Pour la Cure et l´Evêché... "…Mais, comme à la Mort je glisse,
"Que bientôt l´Ankou (1) viendra, "Pour que l´on m´ensevelisse Je m´en vas filer mon drap !..."
Or, voilà que la nuit même Le fil de lin se cassa, Que, lorsque vint le jour blême, La fileuse trépassa... Celle qui, sa vie entière, Pour les gueux allait, filant, Fut couchée au cimetière Sans un bout de linge blanc !
Le gâs dont la main calleuse Dans sa boîte la clouait, Sur le cœur de la fileuse Posa le pauvre rouet... Et, depuis, quand la nuit tombe.
Un rouet tourne tout seul : C´est la Vieille dans sa tombe Qui doit filer son linceul...
(1) L’Ankou est l’ouvrier de la mort ; c´est le dernier défunt de l´année qui, dans chaque paroisse, revient sur terre chercher les trépassés.