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Artiste : Victor Hugo
Titre : Au peuple
Partout pleurs, sanglots, cris funèbres.
Pourquoi dors-tu dans les ténèbres ?
Je ne veux pas que tu sois mort.
Pourquoi dors-tu dans les ténèbres ?
Ce n´est pas l´instant où l´on dort.

La pâle Liberté gît sanglante à ta porte.
Tu le sais, toi mort, elle est morte.
Voici le chacal sur ton seuil,
Voici les rats et les belettes,
Pourquoi t´es-tu laissé lier de bandelettes ?
Ils te mordent dans ton cercueil !
De tous les peuples on prépare
Le convoi -
Lazare ! Lazare ! Lazare !
Lève-toi !

Paris sanglant, au clair de lune,
Rêve sur la fosse commune ;
Gloire au général Trestaillon !
Plus de presse, plus de tribune.
Quatrevingt-neuf porte un bâillon.
La Révolution, terrible à qui la touche,
Est couchée à terre ! un Cartouche

Peut ce qu´aucun titan ne put.
Escobar rit d´un rire oblique.
On voit traîner sur toi, géante République,
Tous les sabres de Lilliput.

Le juge, marchand en simarre,
Vend la loi -
Lazare ! Lazare ! Lazare !
Lève-toi !

Sur Milan, sur Vienne punie,
Sur Rome étranglée et bénie,
Sur Pesth, torturé sans répit,
La vieille louve Tyrannie,
Fauve et joyeuse, s´accroupit.
Elle rit ; son repaire est orné d´amulettes
Elle marche sur des squelettes
De la Vistule au Tanaro ;

Elle a ses petits qu´elle couve.
Qui la nourrit ? qui porte à manger à la louve ?
C´est l´évêque, c´est le bourreau.
Qui s´allaite à son flanc barbare ?
C´est le roi -
Lazare ! Lazare ! Lazare !
Lève-toi !

Jésus, parlant à ses apôtres,
Dit : Aimez-vous les uns les autres.
Et voilà bientôt deux mille ans
Qu´il appelle nous et les nôtres
Et qu´il ouvre ses bras sanglants.
Rome commande et règne au nom du doux prophète.
De trois cercles sacrés est faite
La tiare du Vatican ;
Le premier est une couronne,

Le second est le noeud des gibets de Vérone,
Et le troisième est un carcan.
Mastaï met cette tiare
Sans effroi -
Lazare ! Lazare ! Lazare !
Lève-toi !

Ils bâtissent des prisons neuves.
Ô dormeur sombre, entends les fleuves
Murmurer, teints de sang vermeil ;
Entends pleurer les pauvres veuves,
Ô noir dormeur au dur sommeil !
Martyrs, adieu ! le vent souffle, les pontons flottent ;
Les mères au front gris sanglotent ;
Leurs fils sont en proie aux vainqueurs ;
Elles gémissent sur la route ;
Les pleurs qui de leurs yeux s’échappent goutte à goutte

Filtrent en haine dans nos coeurs.

Les juifs triomphent, groupe avare
Et sans foi… -
Lazare ! Lazare ! Lazare !
Lève-toi !

Mais il semble qu’on se réveille !
Est-ce toi que j’ai dans l’oreille,
Bourdonnement du sombre essaim ?
Dans la ruche frémit l’abeille ;
J’entends sourdre un vague tocsin.
Les Césars, oubliant qu’il est des gémonies,
S’endorment dans les symphonies
Du lac Baltique au mont Etna ;
Les peuples sont dans la nuit noire
Dormez, rois ; le clairon dit aux tyrans : victoire !

Et l’orgue leur chante : hosanna !
Qui répond à cette fanfare ?
Le beffroi… -
Lazare ! Lazare ! Lazare !
Lève-toi !

Jersey, mai 1853