Titre : Tu peux, comme il te plaît, me faire jeune ou vieux
Tu peux, comme il te plaît, me faire jeune ou vieux. Comme le soleil fait serein ou pluvieux L´azur dont il est l´âme et que sa clarté dore, Tu peux m´emplir de brume ou m´inonder d´aurore.
Du haut de ta splendeur, si pure qu´en ses plis, Tu sembles une femme enfermée en un lys, Et qu´à d´autres moments, l´oeil qu´éblouit ton âme Croit voir, en te voyant, un lys dans une femme. Si tu m´as souri, Dieu! tout mon être bondit! Si, Madame, au milieu de tous, vous m´avez dit, A haute voix: -Bonjour, Monsieur-, et bas: -Je t´aime!- Si tu m´as caressé de ton regard suprême, Je vis! je suis léger, je suis fier, je suis grand; Ta prunelle m´éclaire en me transfigurant; J´ai le reflet charmant des yeux dont tu m´accueilles; Comme on sent dans un bois des ailes sous les feuilles, On sent de la gaîté sous chacun de mes mots;
Je cours, je vais, je ris; plus d´ennuis, plus de maux; Et je chante, et voilà sur mon front la jeunesse! Mais que ton coeur injuste, un jour, me méconnaisse; Qu´il me faille porter en moi, jusqu´à demain, L´énigme de ta main retirée à ma main; Qu´ai-je fait? qu´avait-elle? Elle avait quelque chose. Pourquoi, dans la rumeur du salon où l´on cause, Personne n´entendant, me disait-elle vous? Si je ne sais quel froid dans ton regard si doux A passé comme passe au ciel une nuée, Je sens mon âme en moi toute diminuée; Je m´en vais, courbé, las, sombre comme un aïeul; Il semble que sur moi, secouant son linceul,
Se soit soudain penché le noir vieillard Décembre; Comme un loup dans son trou, je rentre dans ma chambre; Le chagrin âge et deuil, hélas! ont le même air, Assombrit chaque trait de mon visage amer, Et m´y creuse une ride avec sa main pesante. Joyeux, j´ai vingt-cinq ans; triste, j´en ai soixante. Paris, juin 18